mardi 30 novembre 2010

Hellé au Chat Noir ?


Avis de recherche : Hellé au Chat Noir ?

Par Sophie Guiberteau 

Tout commence à l’automne 1878, quand Emile Goudeau lance le club des Hydropathes, avec une poignée de Vivants. Dès la première séance, dans un café du Boul’Mich, ils se retrouvent à soixante-quinze ; ils seront très vite plusieurs centaines. Jusqu’alors, les cénacles artistiques et littéraires étaient relativement fermés, ils avaient un caractère privé. Désormais, poètes et musiciens disposent d’une scène, ils peuvent se produire devant un public - un public tapageur, passionné, fraternel. « Il suffit de se présenter pour être admis » (il faudra tout de même s’enregistrer comme membre du Cercle pour satisfaire à l’Administration).

L’expérience de ce formidable « bivouac d’avant-garde » tourne court en juin 1880. Les Hydropathes éclatent en dissidences Fumiste, Zutiste, Hirsute, etc. Deux ans plus tard, Jules Lévy (Hydropathe puis Hirsute) fonde le groupe des Incohérents. Entre-temps, le centre de gravitation de la bohème a déjà entamé son déplacement du Quartier Latin à Montmartre, où Rodolphe Salis a ouvert un cabaret appelé à une renommée exceptionnelle : Le Chat Noir. Le cabaret a son Journal dès le 14 janvier 1882. Emile Goudeau en est le rédacteur en chef. Salis, avec son flair, son sens du commerce et sa faconde étourdissante, portera au faîte de la gloire (éphémère) la formule ébauchée au club des Hydropathes.

En juin 1885, la bande chatnoiresque déménage rue de Laval (actuelle rue Victor-Massé). L’ancien local du boulevard Rochechouart devient Le Mirliton avec Aristide Bruant. Au nouveau Chat Noir, le théâtre d’ombres est lancé l’année suivante. Ce sera le plus beau fleuron du cabaret grâce à tous les talents réunis par Salis et à l’ingéniosité du jeune Henri Rivière (il mettra au point des verres colorés, inaugurant ainsi le théâtre d’ombres… en couleurs !). A partir de 1892, la troupe partira en tournée non seulement en France, en Belgique mais jusqu’en Algérie, en Russie.

C’est à cette époque que notre héros (André Hellé) entre en scène.

En 1893 en effet, un certain André Laclôtre, âgé de 22 ans, participe à la dernière Exposition des Arts Incohérents. Comme l’a découvert Corinne Taunay (voir ici son article), le jeune incohérent n’est autre que le futur André Hellé ! Les deux dessins qu’il expose sont prometteurs : Les chiens et Un bécot macabre, dans la veine « humour noir ». Il s’adonnera au dessin humoristique et satirique tout au long de sa carrière.

A-t-il fréquenté le Chat Noir ? A-t-il collaboré à un moment donné au Journal du cabaret ? S’il a eu assez d’audace à 22 ans pour tenter sa chance comme incohérent, il est difficile de croire qu’il en est resté là.

Le premier indice en faveur du passage d’André Hellé au Chat Noir se trouve dans le style même du dessin Les chiens, traité en ombres chinoises. On peut y voir le signe d’une influence - le jeune artiste, vivement impressionné par le prestigieux théâtre d’ombres ? Ou pourquoi pas un clin d’œil vers ses aînés qui le faisaient tourner (Caran d’Ache en particulier, dont on sait que André Hellé l’admirait).

Si André Laclôtre est allé proposer ses dessins à Jules Lévy, il y a fort à parier qu’il connaissait le cabaret, au moins de réputation, au moins par son Journal. S’il n’en avait encore jamais poussé la porte, il se sera bien trouvé quelque Incohérent pour l’inciter à prendre le chemin de la rue Laval / Victor-Massé.

Même si le style du premier cabaret était plus « fraternel » et le second plus « commercial », le Chat Noir n’en était pas moins un lieu prestigieux, attirant écrivains et artistes. En 1893 (trois ans avant la fin de l’aventure), le cabaret draine le Tout Paris, la qualité de son théâtre d’ombres est saluée par tous les critiques.

Beaucoup se fâchaient avec Rodolphe Salis. Boudait-on le lieu pour autant ? Il semblerait plutôt que malgré toutes les disputes et les dissensions (plus ou moins passagères), les uns les autres circulaient d’un lieu à l’autre. La petite planète montmartroise n’était pas composée de cénacles étanches. Jules Lévy, nous a dit Corinne Taunay, s’est trouvé en conflit d’intérêt commercial avec Rodolphe Salis. Il est vrai que celui-ci n’avait pas la réputation d’un généreux mécène. Emile Goudeau s’était vu gratifier d’un paquet de cigarettes par mois comme rédacteur en chef au lancement du Journal !

Il n’empêche, ce diable d’homme continua jusqu’au bout à donner leur chance aux artistes débutants, comme l’a évoqué Maurice Donnay (futur académicien) dans Autour du Chat Noir. On se fâchait avec lui, mais on revenait. Jules Lévy reparaît comme rédacteur en chef du Journal du cabaret en 1895. Steinlen se détourna de lui et fréquenta de préférence le patron du Mirliton. Il signera pourtant la célèbre affiche escortant le théâtre d’ombres en tournée, avec son chat hiératique auréolé de la devise « Montjoye Montmartre ». Son ami Willette se brouilla à son tour avec le rouquin Salis, qu’il désigna comme « l’âne rouge ». Nom que reprit Gabriel Salis, frère cadet du « tavernier », pour ouvrir une enseigne concurrente sur la Butte. Steinlen et Willette resteront pourtant jusqu’au bout au fronton du théâtre d’ombres (avec Salis, Rivière, Tinchant, Jules Jouy, Henry Somm et Caran d’Ache).

Il paraît presque impossible (impensable) que André Hellé ait « échappé » au Chat Noir. A-t-il pour autant collaboré au journal du cabaret ? Cela reste à vérifier. Une chose est sûre : il vécut toute sa vie d’adulte à Pigalle, rue Duperré puis rue Blanche, à 5 minutes à pied de la rue Victor Massé.

Notons au passage, comme un autre amusant clin d’œil, la presque homonymie entre Hellé et Allais (ancien Hydropathe, Incohérent notoire et pilier du Chat Noir)…

Il serait passionnant de retrouver aussi la trace d’éventuels souvenirs montmartrois communs entre le jeune André Laclôtre/Hellé et Claude Debussy, qui écrira la musique de son ballet, La Boite à joujoux. Celui-ci avait tenu à l’occasion le piano du premier Chat Noir, avant de partir à Rome en 1885. Est-il retourné ensuite au cabaret ? Il a en tout cas rencontré Erik Satie, qui depuis 1891 n’était plus attaché au Chat Noir mais à L’Auberge du Clou (dans le même territoire montmartrois).
André Hellé a-t-il croisé Claude Debussy dès cette époque ? L’ont-ils évoqué par la suite, dans un courrier, dans une conversation qu’un proche aurait rapportée ? On peut rêver ! Avis aux amateurs de puzzle...


NB : Je me suis intéressée de près aux « humoristes » du XIXe siècle. En attendant de (re)trouver leur éditeur, quelques extraits du manuscrit sont en ligne. Pour les amis d’André Hellé, je viens d’ajouter les pages concernant le théâtre d’ombres du Chat Noir : ici

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