INSPIRATIONS CROISEES
de Casse-Noisette à Petrouchka
et du Roman d’une poupée à La Boîte à Joujoux.
C’est en découvrant Le roman d’une poupée, un livret musical de 1906 signé d’un certain
Théodore Lack, qu’il nous sembla reconnaître en pointillés, le scénario du
ballet La Boîte à Joujoux1, créé et mis en images par André Hellé
en 1912, puis mis en musique par Claude Debussy aux prémices de la Grande
guerre.
En 1912, Hellé venait justement de s’associer
à une joyeuse comédie de mœurs - la bien nommée revue Mille neuf cent douze - pour laquelle il avait composé un des
décors les plus kitsch : un gourbi marocain de carton-pâte 2.


Il entrevoyait déjà une
carrière de costumier décorateur de théâtre, et dans ce contexte, avait
imaginé, un petit divertissement, mettant en scène « une poupée, un soldat
de bois et quelques jouets d’enfants ». La suite des évènements nous est
désormais familière, ainsi que l’intérêt inattendu du grand musicien pour ce
sujet enfantin, destiné à régaler Chouchou, sa fillette de 7 ans.
Le thème des jouets qui s’animent à la nuit
tombée, n’est pas une idée originale de l’illustrateur. Bien au contraire… Depuis
le XIXe siècle, c’est l’un des ressorts récurrents de la littérature jeunesse,
qui encourage les poupées à écrire leurs mémoires, les casse-noisettes à déclarer la guerre au roi des souris,
et le vaillant soldat de plomb à s’enticher d’une danseuse en jupon
transparent3. Cette même fascination pour le royaume des jouets,
s’incarnait parallèlement dans le monde du ballet féerie, avec la vogue des
spectacles de pantins et marionnettes, amorcée en 1892 par le célèbre Casse-noisette de Tchaïkovsky, et
relancée en ce premier quart de XXe siècle, par l’étincelant Petrouchka d’Igor Stravinsky, qui fit si
grande impression sur Debussy lui-même.

Scène du ballet Casse Noisette, théâtre
Mariinsky, St Pétersbourg 1892
Nijinski dans le rôle
de Pétrouchka, Théâtre du châtelet, Paris 1911
Contentons-nous dans un premier temps, de
relever les ressemblances entre les livrets de MM. Lack et Hellé, en
nous penchant plus précisément sur l’illustration et l’intrigue, puisque le
versant musical n’est pas de notre ressort. Si la lecture de certains ouvrages
spécialisés nous apprend que Th. Lack livre ici d’amusants pastiches musicaux,
et que C. Debussy se plaît à truffer sa partition de comptines enfantines et de
parodies d’opéras connus ; nous attendrons de recueillir l’avis d’un
musicien averti pour aller plus avant, et lançons donc un appel à
contribution !


Les jouets vont à la noce, Le roman d’une
poupée, ill. Yvonne Lack, 1906
L’auteur
du Roman d’une Poupée - Théodore Lack
(1846-1921) - est un musicien prolixe, professeur au Conservatoire de Paris,
qui se fit essentiellement connaître pour ses recueils de partitions pour
débutants, dont une fameuse Méthode
élémentaire de piano en 1909, pour laquelle Debussy (tiens, tiens ?)
composa un morceau fort reconnaissable4. Les dessins de
jouets, qui ornent plaisamment le fascicule, sont de la main de sa fille
Suzanne Lack, nommément citée en première de couverture. Celle-ci s’inspire
d’évidence des jouets disponibles dans les magasins de l’époque : quelques
jouets français évidemment (Polichinelle, cheval-jupon, marotte à grelots, diable en boîte, poupart de Villers
Cotteret6 etc.), mais aussi jouets populaires allemands de bois
tourné (poupée tourniquet, cavalier à cheval sur planche à roulettes, arbre conique,
danseurs montés sur crin, soldats de Nuremberg, etc.), ceux-là même qui
abonderont dans toute l’œuvre d’ André Hellé : de ses premiers dessins de
presse, aux albums pour enfants, jusqu’aux jouets d’artiste. Si leur
représentation graphique diffère grandement d’un livret à l’autre, les sujets,
eux, sont absolument identiques.

En
bon professionnel du dessin, Hellé les stylise, les interprète à sa tendre
mesure, et les anime avec humour, au gré des situations. De 1910 jusqu’à sa
mort (1945), il les matérialisera avec succès, dans une série de jouets de bois
tourné5, qui séduiront nombre de catalogues de Noël et d’étrennes.
De son côté, Mlle Lack (27 ans), dont nous
devinons rapidement « le joli coup de crayon », s’attache à
reproduire les mêmes jouets de façon plus réaliste, presque scolairement en
respectant leurs véritables dimensions et leur raideur originelle de bouts de
bois. C’est avec une charmante naïveté, et une honnête application, qu’elle
décore la partition paternelle, mais reste bien en deçà de la patte d’un
professionnel de l’illustration.

L’avertissement qui précède la partition de M. Lack,
préfigure clairement, le prologue qu’écrira Hellé six ans plus tard pour La boîte à joujoux. Jugez par vous-même :
1)
Lack : « L’histoire que je vais vous
raconter, se passe dans ces palais enchantés que vous connaissez tous bien, et
qu’on appelle un magasin de jouets. Au milieu de mille merveilles, un beau
capitaine et une adorable petite poupée provoquaient l’admiration. »
2)
Hellé : « Cette histoire s’est
passée dans une boîte à joujoux. Les boîtes à joujoux sont en effet des sortes
de villes dans lesquelles les jouets vivent comme des personnes […] des poupées
dansaient, un soldat vit l’une d’elles et en devint amoureux. »
S’ensuit dans les deux cas, l’inévitable
romance entre le soldat et la poupée. Le premier scénario voit le capitaine « Sabre
au clair » s’éprendre d’une poupée sentimentale - la princesse Myosotis - qu’il
épouse sur-le-champ. Leur bébé n’est pas sitôt baptisé, que le magasin de
jouets se transforme en vaste champ de bataille, où le capitaine vient à mourir
en héros, emporté par un boulet de canon, « presque aussi gros qu’un petit pois de Clamart » ! Un
bouquet de « myosotis séché » sera retrouvé sur place. En
apprenant la funeste nouvelle, Mme Sabre-au-clair et sa fifille tombent à la
renverse et se brisent en 1000 morceaux. Tout le peuple des joujoux se réunit
alors pour suivre les funérailles, au rythme d’une marche funèbre,
« sombre et triste » précise le livret !

Hormis
quelques séquences anecdotiques, et une « happy end » diamétralement
opposée à la précédente, le schéma de La
Boîte à joujoux se découpe quasiment de la même façon :
1)
réveil des jouets à la nuit venue,
2)
naissance du sentiment amoureux entre un soldat et une poupée,
3)
guéguerre entre belligérants à coups de boulet-petits pois,
4)
une fleur comme gage de l’amour pur (myosotis/rose).
La
conclusion faussement dramatique de Th. Lack (les jouets finissent toujours par
casser, c’est bien connu !), se transforme en retraite plus consensuelle chez
A. Hellé, qui choisit de projeter son couple d’amoureux, 20 ans après, dans un
confortable chalet : le soldat « en barbe blanche » tenant à la
main une rose séchée (rappel du myosotis séché ?), et la poupée « considérablement
grossie », étant entourée d’une nichée de mouflets. Ainsi va la vie dans la boîte à Joujoux, soupire l’auteur avec
philosophie !

Les arguments des
deux livrets musicaux ne cessent donc de s’entrelacer, et multiplient tant de
coïncidences, qu’on peut raisonnablement supposer qu’André Hellé (ou peut-être Debussy7 ?)
ait eu connaissance du Roman d’une poupée. N’en découlera aucune réplique servile,
mais plutôt une version enrichie, prétexte à plus de développement musical. Si La Boîte à Joujoux suit effectivement
les méandres d’un scénario comparable, elle surpasse de fait la version de Th. Lack,
qui s’en tint à une partition pianistique illustrée. Le tandem Debussy-Hellé,
mené (il est vrai) par la forte personnalité du musicien, aura engendré de son
côté : un livret musical richement illustré + une partition orchestrée
(achevée après le décès de Debussy, par son disciple André Bachelet) + des
décors et des costumes pour un ballet devenu célèbre… Il aura même imposé un
style, si l’on en croit une aimable note du compositeur Arthur Honegger en 1925
: « Depuis La Boîte à Joujoux il n’est pas une revue où l’on ne voit
subtilement la danseuse raidir les bras et les mouvoir en gestes saccadés,
tandis que son partenaire, habillé en soldat, fait semblant d’avoir les jambes
de bois. Cela est devenu une tradition ! » 8
B.M., novembre 2020
PS : Voici
quelques mois, un lecteur attentif avait attiré notre attention sur une
autre partition de Th. Lack - la Sonate
pastorale - pensant reconnaître un des
jouets de bois d’André Hellé, dans la vignette de couverture. Comme le présent
article tente de l’exprimer, les jouets illustrés par Yvonne Lack relèvent
davantage des jouets traditionnels de l’époque, que des jouets modernistes et
épurés d’André Hellé 7. L’imagière produit ici une vignette très
ressemblante de « la gardeuse de moutons, sur planche à roulettes », un grand
classique des magasins de jouets et de bimbeloteries depuis le milieu du XIXe
siècle !
NOTES :
1
- Voir notre précédent billet : La boîte à Chouchou (octobre 2020)
2 - Mille neuf cent douze :
revue en 7 tableaux de Ch. Muller et R. Gignoux, pour le Théâtre des arts à
Paris (17 avril 1912) : Musique de scène et ballet de Florent Schmitt,
décors et costumes de G. Delaw, Ch.
Martin, M. Dethomas, F.Jourdain, J. Hémard et A. Hellé. Contrairement à
certaines informations erronées, nulle trace de « boîte à joujoux »
dans le décor inventé par A. Hellé, mais « un gourbi avec palmier » de
carton-pâte.
3 - Cf. Mémoires d’une poupée,
Louise d’Aulnay (1838) ; Les confidences
d’une poupée, Timothée Trim (1867) ; Casse-noisette
et le Roi des souris, E.T.A Hoffmann (1816), adapté par Alexandre
Dumas ; Histoire d’un casse-noisette
(1844), Le vaillant soldat de plomb,
Hans Christian Andersen (1838).
4 - « The Little Nigar » selon
le titre même de Debussy (Le Petit
nègre) : ragtime où l’on perçoit déjà l’influence jazzy de la musique
noire américaine. Ce morceau semble être un premier jet du « Golliwog’s
cake-walk », publié simultanément dans Children’s
corner en 1909.
2 5 - Voir nos
précédents billets : les jouets Hellé à l’Art institute de Chicago (21/07/2014),
La bergère, le berger et les Playmobil (28/05/2017), La guerre des jouets à
Marseille (11 01/2018) et Hellé Olé ! avec la course de taureaux
(17/10/2019).
3 6 -
A voir dans la brouette de l’ami Pierrot : pouparts de carton (sans bras,
ni jambe) façonnés à Villers-Cotteret (Aisne) dans de vieux papiers de pain de
sucre, et peints à Paris. Avec 3 cailloux dans le ventre, ils faisaient
également office de hochet.
4 7 -
On sait par des courriers échangés, que Debussy insista auprès de
l’illustrateur, pour qu’il privilégie la rose dans un médaillon, en couverture
de La Boîte à Joujoux, Durand,
1913.
8 - Note d’Arthur Honegger dans Théâtres de Musique du 15 juin 1925.
Rappelons que le compositeur comptait parmi les amis d’Hellé, et vivait dans le
même immeuble que lui, au 72 rue Blanche à Paris 9e.