« LA
BOITE A CHOUCHOU »
« Je me suis construit un théâtre
avec les grands livres reliés que grand-mère me prête pour ça. Devant le fond
qui est fait avec un bout de carton, j’arrange le mieux possible des soldats,
des maisons, des arbres, des barrières, des moutons, des bergers et des
bergères; on dirait vraiment que c’est un théâtre en petit ». Ainsi
s’exprimait le futur illustrateur André Hellé, à l’âge de 7 ans, dans son
cahier d’écolier1. Ce sont les mêmes éléments que nous retrouverons
quelques années plus tard «dans le
scénario qu’il mit en scène et dessina en 1912, et dont le compositeur Claude
Debussy écrivit la musique1 ».
La partition pianistique du ballet «La boîte à joujoux», illustrée par l’artiste, sera publiée aux
éditions Durand pour les fêtes de fin d’année 1913, mais le déclenchement de la
Grande Guerre et la maladie du musicien, suivie de sa disparition prématurée,
en différèrent l’exécution jusqu’en 1919, au Théâtre lyrique du Vaudeville à Paris.
C’est dans le sillage du ballet « Petrouchka »2 dont les
trois marionnettes de foire s’animaient par un « tour de passe-passe » musical
particulièrement réussi, mais surtout par dévotion pour sa petite fille
Chouchou, que le grand musicien Claude Debussy s’enthousiasma pour le projet de
l’illustrateur, rencontré au début de 1913: « Vos dessins me ravissent » écrit-il à Hellé, « Faut-il vous les renvoyer ? Malgré le regret que j’en aurai ».
Le manuscrit soumis, ressemble fort à un album pour enfants avec son
confortable format à l’italienne, son texte de présentation calligraphié par
l’auteur, et ses 20 planches d’illustration en couleurs.
Les personnages stylisés et les accessoires de décor qui l’animent,
rappellent comme dans les précédents travaux de l’artiste, les jouets naïfs de
bois tourné de l’Erzgebirge3 qui peuplaient sa chambre d’enfant à
Boissy Saint Léger. Quant à la boîte à joujoux représentée en page titre, elle
renvoie clairement à la traditionnelle boîte de pin déroulé, qui servait
autrefois de coffret d’emballage, en Allemagne. Depuis le XIXe siècle en effet,
les catalogues de bimbeloterie attestent du contenu foisonnant de ces boîtes
oblongues, si caractéristiques : soldats aux uniformes colorés, pêle-mêle
d’animaux sculptés pour la ferme ou l’arche de Noé, bergeries bucoliques, harem
d’oies sur rondelle, arbres boules et moulins à vent à peine équarris… Tout l’univers graphique d’André Hellé est
ici convoqué !
Si l’on reconnaît distinctement les stéréotypes de certains jouets
populaires allemands dans les planches aquarellées de « La Boîte à joujoux »,
l’amateur de jouets anciens s’amusera à en dissocier l’éléphant et le tigre,
directement échappés d’un jouet de bois précédemment créé par
l’artiste : une Arche de Noé,
peuplée de 24 animaux, qu’il présenta au Salon d’Automne 1911, au sein d’un
ensemble mobilier complet (chambre d’enfant, frise de papier peint, voilage,
tentures et ménage de porcelaine).
Pour mieux cerner l’argument du ballet, empruntons le prologue à André
Hellé lui-même : «Cette histoire
s’est passée dans une boîte à joujoux. Les Boîtes à joujoux sont en effet des
sortes de villes dans lesquelles les jouets vivent comme des personnes. Ou bien
les villes ne sont peut-être que des boîtes à joujoux dans lesquelles les
personnes vivent comme des jouets. Des poupées dansaient : un soldat vit l’une d’elles et en
devint amoureux : mais la poupée
avait déjà donné son cœur à un Polichinelle
paresseux, frivole et querelleur ».
L’illustrateur traduit avec une apparente naïveté une histoire d’amour
triangulaire dans un magasin de jouets. Le style volontairement schématique,
les contours frustes des personnages délimités par un franc cerné noir, la
simplification des lignes et les aplats de couleurs, donnent vie à une troupe
colorée de jouets endiablés qui s’égayent à la nuit tombée. De la rivalité
amoureuse naîtra une guerre miniature entre un régiment de soldats et une horde
de Polichinelles, dont les canons ne crachent que d’inoffensifs petits pois.
Moralité et humour feront bon ménage au final, puisque la poupée choisira le
soldat, et qu’ils auront, outre quelques moutons, toute une ribambelle
d’enfants.
Une musique mobile accompagne ce sujet tragi-comique, scandé par trois
leitmotivs qui symbolisent les personnages principaux ; valse gracieuse
pour la poupée, sonneries de clairon pour le soldat, et allegro agressif
pour le Polichinelle. Debussy ne surestimait pas ce charmant divertissement,
qu’il truffa de comptines enfantines, d’effets de boîte à musique et de citations
parodiques d’opéras connus. Selon ses propres aveux, le musicien acheva le
premier tableau en arrachant « des
confidences aux poupées de Chouchou »; ce qui fit dire à un facétieux
musicologue de l’époque, qu’il « puisait
dans la boîte à Chouchou !». La maladie ne permettra pas à Debussy
d’en compléter l’orchestration4, qui sera achevée après sa mort, par
son élève et disciple André Caplet.
Très investi dans l’édition de l’album chez Durand -son éditeur musical
attitré- Debussy s’intéresse autant à la qualité artistique du livret qu’à sa
mise en page. Il convainc habilement l’illustrateur d’en modifier la
couverture, et de délaisser le duo poupée-soldat
au profit d’un simple médaillon central contenant « la rose »
abandonnée.
C’est le symbole du gage amoureux selon Debussy. « En somme » écrit-t-il à Hellé « tout dans cette petite tragédie, tient à une
rose jetée ! Depuis qu’il y a des femmes et des roses, c’est l’éternelle
histoire ». Outre l’album musical, Hellé réalise également les décors,
les costumes et la mise en scène du ballet qu’il a initié. Première
représentation en décembre 1919 à Paris; Chouchou Debussy vient de disparaître,
victime de la diphtérie, quelques mois après son père. À chaque nouveau
spectacle, Hellé veillera à remanier les costumes autant que les décors de
scène.
En 1921, nouvelle mouture pour les
Ballets Suédois au théâtre des Champs-Élysées. En 1925, dernier remaniement
du vivant d’André Hellé, pour l’Opéra-Comique, avec un graphisme résolument
cubiste, qui culminera l’année suivante par l’édition d’un véritable album pour
enfants : L’Histoire d’une boîte à
Joujoux aux éditions Tolmer 5. Mais ceci est une autre histoire…
Béatrice
Michielsen
Extrait d’un article publié
en 2009, dans le N°20 de Mémoire d’Images,
une remarquable revue à suivre sur
NOTES :
(1) «Souvenirs d’un petit garçon,1871-1883»,
André Hellé, Berger-Levrault, Paris-Nancy, 1942.
(2) Petrouchka, ballet russe de Diaghiliev,
Paris 1911, musique d’Igor Stravinsky sur un livret d’Alexandre Benois.
(3) Région
d’Allemagne, spécialisée dans l’industrie du jouet de bois et leader mondial du
secteur depuis le XIXe siècle.
(4) Signalons
aux amateurs, curieux d’approfondir la genèse de la partition et les
développements graphiques du livret original: «André Hellé et La Boîte à joujoux» par Denis Herlin,
Cahier Debussy N°30. Centre de documentation Claude Debussy 2006 &
« Regard sur les collections, La
Boîte à joujoux » par Annie Renonciat, revue de la BNF N°25/ 2007.
(5) Réédité
à l’identique, en tons directs, chez MeMo en 2012 :
https://www.editions-memo.fr/livre/histoire-dune-boite-a-joujoux/
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